C’était la nuit de Noël, et Victor aurait tout donné pour être ailleurs. Il avait froid, il avait faim, il avait peur par-dessus tout. Ses doigts glacés étaient accrochés comme des serres à la ceinture de l’homme derrière lequel il chevauchait. A chaque foulée du grand cheval baie, sa tête cognait lourdement contre son dos, et il sentait le moment venir où il lâcherait prise et tomberait brutalement, la tête la première dans la neige gelée. L’homme s’apercevrait-il seulement qu’il n’était plus là ? Il en doutait. Il resterait là, couvert de neige, seul, et gèlerait sur place. Tout ça pour en arriver là…

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Les doigts du gamin resserrèrent leur prise sur la ceinture de cuir. La douleur était cuisante, il avait le sentiment que ses doigts allaient tomber les uns après les autres tellement ils étaient gelés. Il haletait en fermant les yeux, comme si c’était lui qui courait, et non la bête. Il pensait à sa mère en larmes dans la chaumière familiale. C’avait été un véritable déchirement que de la quitter, mais lui avait-on laissé le choix ? Non, pas plus qu’à elle, d’ailleurs. L’homme était venu, juste après le dîner, et il l’avait envoyé faire ses bagages pendant qu’il discutait avec mère. Tout ce qu’on lui avait expliqué, c’était qu’il avait la chance d’avoir un père soucieux de l’éducation de son fils, un père qui désirait lui assurer un avenir. Mais que pour cela, il devrait quitter sa maison, sa maman, et devenir pupille du seigneur de Lune-Rousse.

Une chance ? Mais il ne voulait pas de cet avenir ! S’occuper des chèvres, faire du fromage et aller le vendre au marché, c’était plus qu’il n’en fallait à son bonheur d’enfant. Bien sûr, si on lui avait proposé, là maintenant tout de suite, de se couvrir de gloire en devenant chevalier, il y aurait réfléchi à deux fois, mais on était loin du compte ! Et puis qui était ce père, d’abord, dont il n’avait jamais entendu parler ? Il n’avait certes pas manqué de présences masculines autour de lui. Sa mère étant issue d’une famille nombreuse, oncles et cousins pullulaient, mais nul ne s’était jamais soucié de lui parler de ses origines. Et voilà qu’à présent, cet obscur géniteur surgissait dans sa vie…

Pour se donner bonne conscience sans doute, il tenait à ce que Victor reçoive une éducation, qu’il apprenne ses chiffres et son alphabet surtout. Qu’avaient donc à faire les chèvres d’un écrivaillon ? Il n’était nul besoin de savoir compter pour mener le troupeau au pâturage, il les connaissait toutes par leur nom, il savait très bien quand il en manquait une !

Mère avait pleuré, mais la perspective d’un avenir meilleur pour son fils l’avait convaincue de le laisser aller. Que se serait-il passé si elle s’était interposée ? L’homme l’aurait-il battue pour finalement s’emparer du petit Victor ? L’enfant n’en était pas vraiment sûr mais ça ne l’aurait pas surpris outre mesure. A présent, il était en route pour le comté de Lune-Rousse, où devait avoir lieu son apprentissage. Un bled paumé à plus d’une cinquantaine de miles, et loin, si loin de la maison où il était né. Mère avait promis de venir le voir, mais à chaque nouvelle foulée du grand cheval baie, Victor sentait s’amenuiser cet espoir. Il avait neuf ans, il avait froid, il avait faim, il avait peur surtout.